Le coffret Il était une fois un village du nom de Brotagin, tout fait de pierres sèches, de fumée tiède et de puits à margelle roussie. Les murs y tenaient par habitude plus que par mortier, et les chiens y aboyaient plus souvent que les coqs ne chantaient. On y vivait pauvrement, mais droit. La seule richesse venait d’un entrepôt de figues sèches et d’un petit commerce de corde, ce qui suffisait à tenir la misère à distance. Dans ce village vivaient deux filles, Avenne et Brache, nées à deux jours d’écart et jamais vraiment séparées depuis. On les voyait souvent ensemble, mais elles n’avançaient jamais d’un même pas. Avenne s’attardait, observait les pierres, les gens, les oiseaux ; Brache allait vite, les bras serrés contre elle comme si chaque minute lui coûtait. Un matin, un voyageur aux pieds gonflés comme des outres demanda l’hospitalité chez la famille d’Avenne. Il mangea et dormit sans parler puis repartit en laissant sur la table un petit coffret de bois noirci, fermé par un crochet rouillé. Il n’était pas beau ni neuf mais il était accompagné d’un message griffonné sur une lamelle de cuir : « Ouvre-le quand tu n’as plus d’autre choix. Trois fois. Pas plus. Avant chaque fois, souffle doucement, et dis : “Par les trois rainettes, aide-moi.” » Quelques mois plus tard, le grand marché décennal fut annoncé. Il aurait lieu près de la mer, que personne au village n’avait vue depuis trois générations. Les familles de Brotagin s’y préparèrent comme pour une éclipse. Le père d’Avenne, vieilli, confia à sa fille une charrette chargée de jarres de vin de figue. Elle devait y aller seule, par le chemin des terres, à travers les régions tenues par le magistrat, un homme toujours vêtu de rouge, dont le regard faisait flétrir les vignes. Avenne prit la route en emportant avec elle le fameux coffret. En chemin, elle dut camper sous un surplomb de roches sèches. La nuit tomba plus vite que prévu, le froid la saisit. Elle sortit le coffret, souffla dessus, et dit : « Par les trois rainettes, aide-moi. » Le coffret s’ouvrit de lui-même. Un petit briquet de cuivre poli en sortit. Il se dressa, cliqueta doucement puis dit : « Je donne la flamme, rien de plus, rien de moins. » Le briquet rassembla de lui-même quelques branches et les alluma. Le feu prit, rouge et vif, comme si le bois lui-même avait attendu ce signal toute sa vie. Avenne réchauffa un reste de soupe, sécha ses vêtements. Le matin venu, elle reprit la route. Après deux jours de marche, elle se retrouva devant un mur immense, haut comme trois hommes et aussi lisse qu’un os de seiche. Un poste de garde y était encastré, minuscule, fermé. Avenne frappa. Rien. Elle frappa encore. Un volet s’ouvrit, une voix sèche dit : « L'accès est interdit par les terres. Le magistrat n'autorise l'accès aux étrangers que par bateau. » « Et s’il n’y a pas de bateau ? » « Alors il n’y a pas d’entrée. Ni de discussion. Le mur parle pour lui. » Le volet se referma. Elle chercha un autre passage, elle longea le mur une journée dans un sens puis deux dans l'autre sans en voir le bout. Elle attendit la nuit, tira le coffret de son sac, souffla, et dit : « Par les trois rainettes, aide-moi. » Le coffret s’ouvrit. Une échelle en bois clair s’en déroula, bien plus grande que le coffret. Les barreaux se déployèrent seuls. L’échelle déclara : « Je suis l'échelle. Ce que tu portes, je le porte. » Elle posa l’échelle contre le mur. Aussitôt, les jarres, le sac, la charrette montèrent un à un les barreaux. Avenne grimpa elle aussi, sauta de l’autre côté, puis reprit sa route jusqu’à atteindre la mer. Le marché était bondé et bruyant. Des voix s’élevaient en huit langues. On vendait des teintures au goût amer, des outils rouillés remis à neuf, des noix cousues deux par deux pour passer pour des amulettes. À peine installée, Avenne vit des yeux se tourner vers ses jarres. Le vin de figue avait bonne réputation. En une matinée, tout fut vendu. Elle repartit la bourse bien garnie, et profita de son passage pour acheter cinq gros concombres d’un vert presque arrogant avec une partie de son bénéfice. En rentrant Avenne s’arrêta pour manger sous un chêne. Dans son sac, un concombre luisait, gros et ferme. Elle tenta d'y planter ses dents mais la peau du concombre était aussi dure que du cuir et elle n’avait rien pour le couper. Après un moment d'hésitation, elle posa le coffret, souffla dessus, et dit : « Par les trois rainettes, aide-moi. » Un couteau de cuisine en sortit. Usé, cranté, mais tranchant. Il dit : « Je suis le couteau. Je coupe net et fin. » Aussitôt dit, le couteau éplucha le concombre et le scinda en fines tranches. Avenne s'en goinfra. C’était juteux, froid, merveilleux. Elle revint au village et offrit l’argent à son père, qui la bénit en silence. Elle rangea le coffret vide dans un tiroir. Avenne raconta tout son périple à Brache qui l’écouta les bras croisés. Elle mentionna l'interdiction de pénétrer par les terres et comment elle put s'en sortir à l'aide du coffret, mais elle n’osa dire la vérité concernant son troisième voeu. Comment avouer qu’elle avait gaspillé une invocation magique pour satisfaire une envie de crudité ? Elle inventa. Elle parla d’un diamant brillant comme le ciel, d’un marchandage, d'une embuscade, d'une escouade du magistrat qui lui laissa la vie sauve en échange du bijou. Elle se tut juste après. Trois nuits plus tard, Brache entra dans la maison d’Avenne. Elle ouvrit le tiroir, prit le coffret, le nettoya, le caressa. Elle avait tout retenu. Le souffle. La formule. Elle voulait, à son tour, vendre les cordes de sa famille au même marché sans même en avertir quiconque. Une nuit elle entra en silence dans la grange aux cordes et commença à tout charger dans une grande charrette. Ce travail dans l'obscurité était long et pénible. Elle sortit le coffre, souffla et dit : « Par les trois rainettes, aide-moi. » Le coffret s’ouvrit de lui-même. Un petit briquet de cuivre poli en sortit. Il se dressa, cliqueta doucement, puis dit : « Je donne la flamme, rien de plus, rien de moins. » Le briquet alluma aussitôt quelques cordes entreposées dans la grange. Le feu s’étendit et gagna les ballots. Brache, paniquée, tenta d’éteindre la flamme avec ses manches, mais l’air sec soufflait contre elle. Elle tira ce qu’elle put du brasier : un sac, un peu de vivres, une dizaine de cordes à peine. Le reste brûla. Elle abandonna la charrette et partit en courant par le sentier du fleuve. Ayant appris que l’entrée par la terre était interdite, elle longea le fleuve, comptant sur le coffret pour lui offrir un bateau et ainsi arriver sans encombres et à moindre effort. Le lendemain, elle longeait les berges. L’eau était haute, lente, verdâtre. Brache tira le coffret, souffla, et prononça : « Par les trois rainettes, aide-moi. » Le coffret s’ouvrit. Une échelle en bois clair s’en déroula, bien plus grande que le coffret. Les barreaux se déployèrent seuls. L’échelle déclara : « Je suis l'échelle. Ce que tu portes, je le porte. » Brache la regarda avec déception. Elle la lança dédaigneusement dans le fleuve, comme on jette un poisson trop maigre. Le sac qu’elle portait avec ce qui lui restait de cordes, de vivres, de vêtements, bondit aussitôt derrière l’échelle et sauta avec elle dans l’eau. Tout coula. Brache, qui avait maintenant compris que le coffret ne lui offrirait que les mêmes objets qu'il avait déjà offerts à son amie, eut une dernière idée pour s'enrichir. Sur le chemin du retour, elle s’arrêta dans une bourgade poussiéreuse, devant une boutique d’un bijoutier. Une enseigne ternie figurait une boucle d’oreille et deux mains ouvertes. Elle annonça haut et fort : « J’ai là un diamant brillant comme le ciel et qui parle. » L’orfèvre leva la tête et haussa un sourcil. Deux assistants sortirent de l’arrière-boutique. Ils se mirent à sourire. « Eh bien, montre. Un diamant qui parle mérite d’être entendu. » Brache, sûre d’elle, posa le coffret, souffla, et dit : « Par les trois rainettes, aide-moi. » Un couteau usé en sortit. « Elle est armée ! cria l’un des hommes. » Le reste fut rapide : les bras qui s’abattent, les poches retournées. Brache resta là, le nez plein de poussière, les mains vides, l’espoir tranché net. Un jour plus tard, elle revint à Brotagin, pieds abîmés et mains vides. Elle posa le coffret vide sur la table d’Avenne, qui le rangea sans un mot. On ne parla plus du marché. Mais certains jours, en nouant un fagot ou en passant une corde dans un œillet, Brache murmurait : « On ne se sauve pas avec les outils des autres. ».