Le gros ogre Il était une fois, dans l’épaisseur d’un bois si vieux que même les arbres y avaient oublié leur nom, un ogre qui vivait dans une grande maison de pierre. On le disait terrible. On chuchotait que ses bottes avalaient les distances, que son souffle faisait plier les branches, que ses dents étaient si dures qu’elles pouvaient broyer les os des cerfs. Pourtant, ceux qui l’avaient approché savaient qu’il avait une femme douce comme le miel noir, et sept filles qu’il chérissait plus que la chair fraîche. Il chassait rarement. Il préférait pêcher dans la rivière, ou cueillir des racines grasses, et n’appelait la mort que lorsque la faim le poussait au bord du silence. Car chez les ogres, la faim est comme un tambour dans la poitrine : lente au début, puis folle et tambourinante. Et quand elle bat trop fort, elle couvre toute pensée. Une nuit d’orage, alors que les arbres grinçaient comme de vieux hommes dans leur sommeil, la femme de l’ogre entendit frapper à la porte. C’étaient sept garçons. Minces comme des roseaux, trempés, les yeux grands ouverts de peur et de fatigue. Ils s’étaient perdus, disaient-ils. Ils avaient faim. Froid. Et personne ne leur avait jamais appris à survivre dans un bois ancien. L’ogresse les fit entrer, leur donna du pain, du lait, des couvertures rêches. L’ogre, lui, les observait en silence. Il ne bougea pas, ne dit rien. Mais déjà, dans son ventre, la faim tambourinait. Il monta se coucher, lentement, lesté par le trouble. Car le plus petit des garçons, à peine haut comme une botte, avait un regard trop calme, trop vif. Un regard d’aiguille. Celui-là avait du feu dans la tête. Dans la nuit, l’ogre se réveilla, comme tiré par le ventre. Il descendit l’escalier. Il y avait sept corps allongés dans les lits d’appoint. Il prit sa grande hache, encore engourdi par le sommeil, et fit ce que la faim lui ordonnait. Au matin, le silence était différent. Le pain avait disparu, les enfants aussi. Dans les lits, ce n’étaient pas les garçons qu’il avait tués. C’étaient ses propres filles. Le cri de sa femme fendit le bois. L’ogre, lui, resta sans voix. Un bonnet oublié — un bonnet à ruban, cousu par elle-même — lui apprit la vérité. Le petit garçon avait échangé les bonnets dans la nuit. Et lui, dans sa bêtise aveuglée par l’estomac, n’avait pas vu. N’avait pas su. Il n’y eut pas de larmes, car les ogres n’en versent pas. Mais il y eut colère. Il y eut des pas, immenses, qui frappaient la mousse et soulevaient les pierres. Il enfila ses bottes de sept lieues, cadeaux anciens d’un enchanteur méprisant, et partit à la chasse. Non plus pour manger, mais pour venger. Mais ces bottes-là vont trop vite. Quand le cœur est lourd, elles ne savent pas ralentir. L’ogre courut, sauta des rivières, enjamba des villages, mais les enfants, eux, avaient trouvé une cachette plus rusée encore : l’intérieur du monde. Quand il s’écroula, vidé, les bottes le portèrent encore quelques lieues, puis s’arrêtèrent. Et c’est là, dans un creux de chemin, que le petit Poucet les lui vola. Il les chaussa, à peine plus haut que le talon, et partit au galop comme un moineau monté sur cerf. L’ogre n’avait plus rien. Plus de filles, plus de bottes, plus de vengeance. Juste une maison vide, et l’ombre de ce qu’il était. Il retourna au bois. Il n’a plus jamais quitté la forêt. Il parle parfois aux pierres, parfois aux loups. Mais surtout, il écoute. Car le silence, désormais, lui dit ce qu’il n’a pas su entendre dans les cœurs des hommes. Celui qui dévore les autres sans les regarder dans les yeux finit par se nourrir de ses propres malheurs. Et celui qui croit pouvoir chasser la faim sans chasser la peine n’a jamais connu le goût du regret.