Je garde les paupières closes encore un instant. Noir dedans. Noir dehors. Pas envie. Pas envie de voir surgir ce monde encore une fois, pas là tout de suite. Il prend tellement de place. Je suis bien comme ça, dans l’obscurité. Je glisse sur une pirogue, quelque part en Birmanie. C’est la nuit absolue, la proue scalpelle l’eau noir pétrole en silence, un mouvement parfait, aucun accroc. Les berges sont invisibles. Le courant m’emporte doucement. À l’intérieur c’est doux, c’est simple, une chaleur qui n’est qu’à moi. Lentement, j’ouvre les yeux. Il fait encore nuit. De la rue, le réverbère à côté de ma fenêtre découpe un cadre lumineux tout autour du plaid qui me sert de rideau. Rectangle noir sur cadre d’or. Rien n’a bougé. Au bout du lit m’attendent mes gazelles Adidas. Je les adore. Et puis mes Docs à côté. J’en peu plus de ce matelas. La mousse s’est tassée sur les côtés, du coup en son centre les deux couches de tissus se touchent, quand je m’allonge, je suis à même le parquet. Ça remue déjà dans le squat. Le chien de l’autre con commence à chouiner, je l’entends d’ici. Et son maître qui m’a fait une déclaration d’amour hier. Quel connard ! Un de plus. Moi je le trouvais sympa, on était potes. Et putain ça a pas l’air possible d’être juste potes. Non ça a pas l’air. Y a toujours un moment où le connard veut glisser une main dans ta culotte. Il m’a dit que j’étais différente, que j’étais spéciale, que je dégageais un truc particulier. Faut qu’ils arrêtent avec ça. J’ai aucune envie d’être particulière, d’être spéciale. Je veux juste être moi. Mais c’est peut-être déjà trop tard. Et tous ces connards, ça les excite, ces ténèbres que j’ai dans les yeux. C’est ça ? Ils croient quoi ? Qu’ils lisent en moi ?… Je l’ai rayé de ma liste, immédiatement, comme tous les autres avant lui. J’ai roulé ma robe en boule. Balancée contre le mur et le reste de mes fringues avec. Nue sur le parquet. Les jambes croisées. Lotus. J’ai mis un CD de drones électroniques que j’aime bien, un souvenir d’Amsterdam, les autres du squat disent que je n’écoute que des trucs New-age. Ils n’y connaissent rien. Je m’en fous, j’aime bien. Musique par le vide. Musique suspendue. Nappes synthétiques qui m’emportent, loin. La Birmanie ou ailleurs, qu’importe. Je ferme les yeux. Me fixe sur ma respiration. Le son crée un rempart entre le monde et moi. Plus rien ne peut m’atteindre. Pourtant mon corps pue. J’ai pris trois douches et mon corps pue encore. J’ai frotté. Gant de crin. Impossible d’enlever cette couche invisible. Je l’arrache, elle repousse. Je frotte comme une dingue. Pourtant elle est là, encore. Je pue. Ça commence à râler à l’étage, j’ai vidé le ballon d’eau chaude. D’un lent mouvement circulaire de la main, je fais disparaître la vapeur laissée par la douche sur le miroir. Frôle de l’index la longue cicatrice sur ma joue, caresse minutieuse, je sens le petit dénivelé que fait ma peau à cet endroit. Crevasse. Quatre, peut-être cinq centimètres de long. J’ai bien failli perdre un oeil. Comme un bout de passé qui ne me quittera jamais, gravé là, écorchant mon visage. Parchemin de violence à découvert. Je tire sur ma joue, déforme la balafre. Il faisait beau ce mercredi, on était en avril, je n’avais pas école et ma mère était partie à Paris tôt le matin et pour la journée. C’était la première fois que papa et mamie m’emmenaient jouer dans le grenier. Quand je suis redescendue dans ma chambre, je ne comprenais pas. Ça n’avait aucun sens. Ma tête bourdonnait. Je voulais dormir. Je voulais vomir. J’avais mal. Mal au corps et mal à l’âme. Envie de m’arracher la peau. De brûler. De disparaître. Pas une larme. Pas de mots. Rien. J’ai collé mon visage contre la fenêtre, regardant le labyrinthe végétal que mon père venait de faire planter dans le jardin devant la maison. Immense. J’ai fait rebondir mon front contre la vitre, de plus en plus fort, sentant le verre plier un peu plus à chaque coup. Puis mon visage a traversé le carreau, presque sans bruit. Une giclée de sang a zébré les doubles-rideaux, je me suis éffondrée sur le sol, inconsciente. La buée sur le miroir s’est complètement dissipée. Sur ma peau perlent les dernières gouttes. Je parcours les contours de la cicatrice en chantonnant, improvisation lente : Un deux trois … dans les bois quatre cinq six … un tournevis sept huit neuf buter cette meuf dix onze douze … rouge est la pelouse j’lui crèverai un oeil … peut-être même les deux lui foutrai vite fait viande et tripes… à l’air ça puera la merde … trancher ses artères et lui faire sentir … de ma pointe d’acier … un avant-goût d’l’enfer profond dans son nez on la r’trouvera pas … enfin pas d’un coup j’la disséminerai lentement bout par bout … puzzle à la r’traite cartilage et chair … squelette … à colorier Plus d’une heure que je n’ai pas pu bouger. Trois nouvelles filles viennent d’entrer par la porte du fond, on leur fait traverser lentement le salon. La pièce est immense. D’un coté, de grandes fenêtres donnent sur le jardin, de l’autre, une double porte ouvre sur le buffet. Les deux autres murs sont occupés par des cheminées surplombées d’un miroir de plusieurs mètres. On a jeté au milieu du mobilier Louis XVI un tas de matelas, de couvertures et quelques jouets de plage gonflables. On me tire brutalement vers la gauche. Le collier me déchire le cou. Ils sont arrivés les uns après les autres, seuls ou en couple, accueillis à la porte par le maître de maison. J’étais déjà là, dos au mur, portant un cendrier dans chaque main. Statue de chair. De leurs yeux vides, ils m’ont chacun leur tour explorée, détaillée, disséquée, me transformant d’un regard en un quartier de viande avarié. Quelquesuns me reconnaissent, la plupart s’en moquent. Ils passent, lentement, déposent leurs manteaux et le reste de leurs vêtements au vestiaire puis se dirigent nus vers le salon. Je vide mes cendriers pour la cinquième fois. Certains, maladroitement, font riper leur cigare ou leur cigarette sur mes avant-bras, puis s’excusent en souriant. Les traces de cendre me remontent jusqu’aux coudes, j’ai de petites cloques sur le poignet droit. Je reste impassible, me mordant les joues. J’ai du sang dans la bouche, pâteux, épais. On a fermé la porte d’entrée. On boit, on fume, on touche, on engloutit tout ce qui se trouve sur les tables. Les voix se font plus fortes, les rires plus dangereux. L’élégance affichée en début de soirée par la clique éparpillée dans la pièce a laissé place à des corps flous, des haleines lourdes et une odeur âcre de foutre et de merde. Derrière moi, quelqu’un tire sur la sangle. Je recule. On vient d’accrocher les trois nouvelles, on les pousse dans ma direction. La plus petite, blonde et chétive, me regarde un bref instant, puis ses yeux disparaissent. Nous ne sommes pas vraiment là. Des mains menteuses se posent sur nos seins, nos cuisses, cherchent à pénétrer. Je ne sens plus rien à partir du cou. Des masques de porc ont été distribués à chacun, comme si c’était réellement nécessaire. Se sachant anonymes ils s’octroient tous les droits, passent à l’acte, transgressent, dominent enfin, humilient encore, ogres de salon. Ils jouent. Les ventres sont plus gros que les sexes ne sont durs. Les vergetures tremblent sous les coups de boutoirs. Il plane un parfum de violence assouvie, d’aristocratie échouée gangrenée par la nostalgie. Ici, le corps, c’est ce qu’on en fait, surtout celui des autres. L’hôte, un homme sans âge, comme un long roseau flou à la peau d’un blanc transparent, tient plusieurs des laisses dans sa main droite. Il occupe le grand canapé de velours ambre face à la cheminée du fond. Entre ses cuisses se démène fébrilement une vieille femme dont la bouche trop maquillée engloutit avec une fréquence soutenue son membre. Il écarte un peu plus les cuisses afin qu’elle l’avale entièrement. Il lui appuie sur la tête, de plus en plus fermement. Elle commence à suffoquer, respire bruyamment par le nez, s’agite sur le sol comme un vers décapité. L’homme relâche sa prise et la vieille respire à nouveau, mais reste rivée à sa queue. Un doberman assis à ses pieds lèche goulûment la main qu’il laisse pendre. Le chien, assis sur ses pattes arrières exhibe fébrilement un sexe rose et tendu comme un arc. La frénésie qui l’entoure semble laisser le vieil homme indifférent. Son attention vient d’être aimantée par l’arrivée des trois nouvelles. Mon film mental s’arrête. Il rembobine. L’homme n’est plus si vieux, le chien est un serpent et je suis seule dans la pièce. Mon corps brûle de l’intérieur, magma de viscères. On m’arrache la tête d’un coup sec, elle repousse. On l’arrache à nouveau. Mes bras prennent feu. Je suis cette vieille qui suce, qui étouffe, cet homme qui introduit un doigt dans mon cul, le serpent a des griffes. Hallebarde qui déchire tout. La pièce réapparaît d’un coup, plus petite. Son plafond est trop bas. Je suis obligée de me pencher pour tenir debout. Pas de lapin avec une montre mais un porc, puis un autre qui m’attirent à eux. La lumière envahit à nouveau la pièce. Les trois nouvelles sont au centre, poupées de chiffons. Elles doivent avoir entre dix-huit et vingt-cinq ans. La première, une grande brune très pâle semble la plus âgée. Elle porte un tatouage autour du nombril, un dessin ethnique. En me regardant, elle esquisse l’ombre d’un sourire, comme une plainte, une prière, donnant à son visage un air de cicatrice. Ses pupilles, totalement dilatées sont comme deux billes de charbon cerclées d’azur. Le piercing à son sourcil est un clou enfoncé dans sa tête, ses cuisses, un chapelet d’hématomes plus ou moins foncés. La seconde, plus petite, plus jeune, cheveux noirs et visage très fin, doit être d’origine perse. Elle, comme la blonde à ses côtés, ne sourit pas. Les corps semblent vides. Habitude, lassitude, servitude. L’homme du canapé se lève, repoussant la crinière teinte rivée à sa verge. Il rejoint les nouvelles au centre de la pièce, prend une coupe de champagne et se met à parler. J’entends les sons mais je ne comprends pas les mots. Mon oreille est bouchée. Sa voix semble trop grave et ses phrases trop lentes. Dialecte inconnu. Infra-basses. Dans la pièce, tout le monde s’est arrêté et écoute. On s’approche lentement, troupeau de porcs appelés à la mangeoire. Le silence a remplacé les râles et les bruits de succion. L’homme nous montre du doigt l’une après l’autre. Il semble nous présenter, langage de signes, logorrhée imaginaire, vente à la criée, marché aux esclaves, tous acquiescent. Il tire sur la sangle pour m’attirer à lui, saisit la laisse à la garde près du collier et me fait défiler devant le petit groupe. Des mains m’accrochent au passage, me font faire un demi-tour, puis me repoussent sèchement. Du sang s’échappe de mes lèvres, les larmes me montent aux yeux. Un homme au corps jeune passe sa main sur mon visage, pressant mes joues avec force. Un mélange sanguinolent coule sur mon menton. Il y plonge deux doigts qu’il porte à sa bouche. Le vieil homme tire un coup sec sur la lanière et me renvoie avec les autres. Il les fait défiler l’une après l’autre. À son passage, la blonde se met à sangloter, provoquant l’enthousiasme général. Lorsqu’arrive le tour de la plus âgée, le climat se fait électrique, les regards se durcissent, les bouches s’entrouvrent, voraces. L’homme la prend par la main et la guide jusqu’au grand matelas installé sous le lustre central. Les voyeurs viennent s’y agglutiner. Les lumières s’éteignent, laissant les flammes des cheminées et le plafonnier arachnéen lécher les corps dans la pénombre. Il appuie sur ses épaules, l’obligeant à se mettre à genoux, puis à quatre pattes, lui caresse les cheveux. L’image passe en noir et blanc, se pixelise. Les corps sont des ombres, des spectres qui dansent autour du festin. Les portes s’obliquent, les miroirs se convexent, cabinet du Dr Caligari, vision en 2D. J’entends des sifflements secs, stridents, suraigus, acouphènes. Je me bouche les oreilles. Le molosse assis près du canapé bondit et plonge dans la mêlée. Nous entrons dans un trou d’air. Le groupe tangue, retient son souffle. La peur. Le désir. L’ivresse a pris le dessus. Apesanteur. Cris et aboiements. On me tire pour que j’approche du cercle. Mur de corps, aucun ne se pousse. Je dois le traverser, de force, je dois m’y frotter. On m’y salit. J’arrive au centre du volcan, face au matelas. Une main agrippe mes cheveux et m’oblige à relever la tête, à regarder. Combat de femme et de chien. Ça grogne, ça s’accroche, ça lacère, ça pénètre, ça crie, se débat, ça dure longtemps, c’est éternel. Je ferme les yeux. Un coup sec sur la sangle. Une vieille à visage de truie s’est approchée et me prend la main. — T ss… tss, n’aie pas peur ma jolie, avec un peu de chance, la prochaine fois ce sera toi. Après un temps, allongée sur le ventre à même le parquet, écrasée, la fille ne pleure plus, ne crie plus, ne se débat même plus. Bout de barbaque jetée là, crue, comme ces ballons de papier enroulés de scotch dans lesquelles shootent les enfants des rues tout autour de la planète, ils shootent jusqu’à explosion. Les deux autres nouvelles sont restées debout. Elles ne portent pas de masques. Pas besoin. Leur visage n’est qu’une grimace, papier mâché et recraché, crevasses de bouches et d’yeux. Elles n’existent pas. Elles ont regardé la scène sans vraiment voir, n’ont plus de volonté propre, girouettes de douleur. Des mains ridées et honteuses parcourent leurs corps statufiés de peur, pétrissent, griffent et s’introduisent encore. L’animal bave, souffle. Juste à côté de moi, les clapotis de doigts fébriles secouant des queues restées demi-molles traversent le silence mortifère. Un homme prend ma laisse et me guide à l’étage jusqu’à ma chambre. De l’urine coule entre les cuisses de la blonde. Ses jambes fléchissent à la vue des deux pitbulls qui viennent d’entrer par la porte du fond. Avec le temps ça ne s’adoucit pas. C’est faux ce qu’on dit. Ça durcit. Ça sèche. Comme une croûte. Et on gratte. Et ça saigne. Et on gratte encore. Écorche. Ça laisse des marques dégueulasses. Une geôle sans porte, sans murs, sans serrure. Et la lumière allumée en permanence. Une prison sans parloir. Je fais des ronds dans ma chambre. Promenade. Crampes aux mollets, crampes aux cuisses. Crampes au cerveau. Et puis je ferme les yeux. S’affichent des lignes de fuites, comme les feux des bagnoles sur ces clichés où l’obturateur est resté ouvert trop longtemps. Serpents lumineux filant vers l’horizon. Les paupières closes, je les suis, chevauchant ces veines de lumière pure vers là-bas, loin, le pays invisible. Tu veux absolument m’offrir un verre. Et bah paye, je m’en fous. Plus tard, j’irai marcher sur les bords de Seine. Quand les feux des péniches flashent les façades de leurs spots halogènes. BAM ! C’est beau. Qu’est ce que je fais dans la vie ? Qu’est ce que ça peut te foutre ? Ou t’es vraiment bouché, ou il faut que je me pende une pancarte autour du cou avec écrit : CASSE-TOI ! Me payer un verre ça te donne des droits ? C’est ça que tu te dis ? J’ai lu quelque part qu’un autre homme était possible. Ah ouais ? Et bah y a du boulot. J’aime le flac, flic, flac des vaguelettes qui naissent dans le sillage des péniches et viennent claquer contre le quai, flic, flac, flac. Funambule sur l’arête de la berge, j’avance. Chaque pas efface le précédent, talon, pied, talon, pied, et mon ombre sur le fleuve. Elle surfe la nuit. Je claque la porte derrière moi Je suis quoi ? Damnée ? Envoûtée ? La poisse comme deuxième peau ? La crasse ? Mes phalanges rebondissent sur le plâtre Je cogne encore Idéogrammes rouge sang Dedans ça hurle Fissures Fêlures Et tout le noir à l’intérieur Il va se voir Personne ne regarde là Personne Ça m’appartient pas On l’a mis là On a fait ça Ça se colle à moi Le chasser ? Le remplacer ? Comment ? Par quoi ? Ma tête frappe les murs Mes ongles descendent du coude au poignet Sillons de chair creuser plus profond et laisser couler Je regarde mes pieds, mes Docs se succèdent l’une après l’autre sur l’asphalte, marche lente. Gauche, droite, gauche, droite, droite. J’évite les plaques d’égouts et les grilles, ça porte la poisse. Gauche, droite, gauche, gauche. Une goutte sur mon oreille, une autre sur mon nez, je plisse les yeux. Marche. Une pluie fine commence à moucheter le bitume. Quelque chose de doux, voilà ce dont j’ai besoin, un immense tapis à poils longs, un plaid de cent kilos qui m’écrase de chaleur, envie d’y étendre mes bras, mes jambes. Un feu de cheminée… ou pas. Et que ça sente bon, oui que ça sente bon. Une moquette tellement épaisse que ma main disparaît dedans. Et dehors, il pleut… ou non, il fait soleil… en fait je m’en fous. Et pas un bruit, surtout pas un bruit. Pas une main, un mot, personne, pas même un putain de chat. Rien. J’y resterai un siècle, entre l’immense baignoire et le frigo gavé. Passer une bouteille de bière glacée sur mes cuisses, mon front, mon ventre. Fumer une cigarette dans un silence mat alors que la nuit tombe. Et personne, jamais. Les gens courent tout autour, normal il pleut. Je m’en fous. Je regarde la vitrine de Sephora et j’y comprends rien : le coffret beauté éclair, le coffret signature, l’autobronzant sérum anti-âge, le double sérum traitement complet, le mystérieux repulpant. 87,95 euros – 28 euros – 69,50 euros – 40,95 euros… Devant le bistrot un peu plus haut, une enceinte merdique crachote pour attirer le badaud, mais il pleut, tout le monde s’en fout. Je m’arrête pour écouter. Les franges de ma Chelsea jouent les gouttières dans mon cou. La voix grave, asthmatique, de Leonard Cohen chante sur une musique ringue, la voix est belle. Je suis les mots. Ils parlent de « crack » et d’« anal sex », de « Staline », de « Berlin », de « Saint Paul », prédisent le futur : « murder ». J’aime bien ce ton détaché, cette chaleur intime. La pluie s’intensifie, je fais demi-tour et retourne vers le squat, les autres doivent déjà m’attendre. En voyant les coulures noires sur mon poignet, je colle le bras contre mon tee-shirt, l’eau commençait à effacer le numéro de Paolo. C’est la première fois qu’Encarna vient avec moi à l’une de ces soirées et elle n’en peut plus, elle se pavane depuis notre arrivée. La pauvre conne est trop contente. Chacun est à sa place et tient son rôle, vautré sur les canapés, une coupe de champagne à la main et, dépassant de leurs masques, un sale rictus aux lèvres. Aujourd’hui on ne nous a donné que le collier de chien, rien d’autre. J’ai dû laisser mon téléphone avec tout le reste de mes vêtements au premier. Encarna glousse, elle est complètement défoncée et tout ça à l’air de l’amuser follement. Elle s’est attachée seule le collier autour du cou et a joué avec la sangle comme d’un fouet pendant cinq minutes en enfilant les rails de poudre. Les deux nouvelles de l’autre nuit sont là aussi, les yeux en croix, un sourire idiot cicatrisant leur visage. On les a placées au centre de la pièce, premières caresses violentes. Elles remontent par réflexe les mains sur leur poitrine ou leur sexe, comme pour se protéger, sans arrêter de sourire. Leurs gestes sont trop lents, toujours en retard, le coton qui a envahi leurs cervelles leur donne cette impression d’être spectatrices elles aussi. Elles ne savent plus si ce qui se passe est normal, ou même seulement si elles en ont envie. Le simulacre est toujours le même, juste un prétexte au pouvoir et à la domination. On tire sur nos sangles, nous ramenant vers le grand canapé du fond. Le vieil homme nous sourit en nous faisant asseoir à ses pieds. — Vous allez baptiser ces trois nouvelles ! Il jette un sac plastique sur le sol. J’y aperçois plusieurs sex-toys et d’autres objets que je ne connais pas. — A llez ! insiste-t-il en poussant du pied le sac vers nous. Encarna sourit et renverse son contenu sur le sol, soulève les objets l’un après l’autre comme si elle choisissait une arme. Les deux filles sont amenées près du canapé et allongées sur le ventre à côté de nous. Encarna choisit une sorte de tapette à mouche en bois dont la grille est couverte de minuscules cônes d’acier. Elle observe minutieusement l’objet, le faisant lentement tourner dans sa main comme on regarde une chose inconnue, puis, sans prévenir, elle en donne un violent coup sur les fesses de la petite blonde. Son cri électrifie l’assistance qui se rapproche. On me pousse dans le dos, on tire d’un coup sec sur ma laisse. Je ramasse un vibromasseur et l’approche du dos de la grande métisse. Le cachet qu’on m’a fait avaler commence à monter. Une goutte perle sur mon index. Une goutte rouge, écarlate. Mes autres doigts aussi sont rouges, mes deux mains en fait. Je malaxe ce rouge, le pétris, le roule sous la pulpe de mes doigts. Il colle, ce rouge, il colle et il pue. La lanière de cuir autour de ma main est rouge aussi. Du même rouge. Je suis accroupie, non, assise. Assise sur quelque chose, plutôt sur quelqu’un. J’entends des bruits, une rumeur au loin. Pas des mots non, juste des bruits, une limaille de fer qui crisse à mes tympans. Mes oreilles suintent d’un liquide poisseux et gras. À côté de moi, juste à côté de moi, galope la fille du diable sur son cheval carmin. Elle hurle dans une course folle agrippée à la crinière blonde de l’animal. C’est un galop furieux. Elle tient au bout de son bras le marteau des enfers, un marteau rougeoyant des coulées de laves qui s’écoule de sa tête. Elle frappe au rythme du galop le crâne de l’animal. Sa forme est changeante, mouvante, instable, elle ouvre en flashs ultrarapides une gueule gigantesque saturée de dents pointues, cônes d’ivoires, crocs déchirant. Je suis nue mon ventre déchiré mes membres brisés pointant les quatre points cardinaux Et l’humanité baise se croit immortelle et je le hurle au ciel Les guitares des Swans en bouillie dans ma tête… Le prophète revient Tout disparait Le jour La nuit Seulement dans ma tête J’sens plus mon corps J’ai mal j’ai faim pas faim Une douleur infinie Chaque muscle comme arraché Et une force incommensurable Elle revient la femme sans visage Elle revient trop vite chaque seconde découpée en microns garrot injection Tsunami Je bondis retombe sur le lit enfermée depuis une seconde une année Poignets attachés je crie En face de moi Encarna la rouge regard de lave comme moi La tête lourde elle pend Tout est noir bleu noir or noir rouge noir noir La fille du diable marche devant moi, elle bénit de son épée chacun de nos pas. Torche vivante. À l’intérieur, je suis liquide. Fluide. Lave incandescente. Mon âme plane au-dessus de mon corps, chacun de mes pores exsude sa douleur, chaque 1millilitre de sueur est souffrance. On me pousse, j’avance. On me dit, je fais. Sous-consciente, obéissance. Aucun contrôle. Automate. Je ne sais que suivre. Je ne puis que suivre. Je suis la suite. La conséquence. J’obéis, j’avance. La fille du diable marche devant moi, dans chacune de ses mains un coeur qui s’arrête lentement de battre, de chacun de ses doigts s’écoule un liquide vermillon qui recouvre le sol d’où jaillissent des fleurs damnées, engrais vénéneux, source empoisonnée. Elle lève son visage au ciel, hurle à la lune. Elle bondit sur un rocher, ses griffes entaillent la pierre, plus rien ne lui résiste. Les animaux à ses pieds se prosternent, douleur et peur, encore. Chaque cri s’étouffe dans chaque gorge. L’heure du jugement a sonné, le monde va s’effondrer sur lui-même. De grottes souterraines sortent les ombres, les soldats du Divin, bras armé. Je ne puis que suivre, je ne suis que suite, je suis la suite. Je marche sur ses traces, dans sa gloire absolue lavant les péchés du monde, nous marchons au bord du cratère. De son rocher elle s’abat sur l’ennemi, frappe de sa lame encore et encore. Aucune pitié pour le pécheur, l’offensant, l’apostat, le traître. La loi et la vérité ne sont plus négociables, le châtiment divin vient. L’Antéchrist sera vaincu. Les bras couverts de sang elle hurle encore. Rage insatiable, vengeance sans fond. On me tire en arrière, on me pousse. Des hommes sans visage me parlent, d’autres crient. On me frappe, on m’attrape, on me lâche. La fille du diable hurle encore. On me pousse, j’avance, je cours, on court avec moi. Mon bras tiré vers l’avant. On me dit, je fais. Sous-consciente et obéissante. Je ne sais que suivre. Je ne puis que suivre. Je suis la suite. On me pousse, on me tire. Le brouillard semble se dissiper. Il est sur scène, son corps comme une boule de feu. Ses mains déchirent le bois de sa guitare. Le monde tangue. Ils sont le coeur du monde, chaque pulsation, chaque rythme comme un bouillon sanguin projeté dans une artère, circule dans les corps, passe de l’un à l’autre. Naissance de l’électricité. Raynald, de loin, me parle, il hurle dans le chaos sonore. Ses mots sont aspirés par la batterie. La fille entrée juste après moi offre à boire autour d’elle. Il fait tellement chaud. On boit, la bouteille circule vite, puis revient. Je m’approche de la scène, lentement, je cherche ses yeux, je n’ai plus de mots, sourires crispés à côté de moi, Raynald me montre du doigt, du poing. J’arrive devant. Coton. Silence. Mes jambes glissent sous le drap. Éjectée du monde. Mon corps en bouillie dedans. Je me rendors. Les images s’effacent une à une. Erase. Reboot. J’ai mal partout. Je me rendors. Qui suis-je maintenant ? Gratter les croûtes, les écailles, une à une. J’ai traversé le fleuve. Pour arriver où ? Muer. Transmuter. Je me rendors. Dehors, il fait jour. Je m’appelle Birdy.